Florian Alix étudie Les Intranquilles d’Azza Filali en tant que contre narration des récits médiatiques du « Printemps arabe ». Alors que les médias privilégient un storytelling simplifié et idéalisé des révolutions arabes, Azza Filali opte pour une représentation réaliste, complexe et nuancée. Son roman déconstruit et interroge les clichés établis au sein de la société tunisienne post-révolutionnaire, tout en recourant à des personnages atypiques et marginaux.
Dans ce compte rendu, nous nous concentrerons sur les deux dernières parties de l’article intitulées : « Écrire à contretemps : déconstruction et renversement des codes narratifs du “Printemps arabe” » et « Narration plurifocale : des corps en réseau littéraire ».
Cet article met en lumière la manière dont les médias et les réseaux sociaux ont joué un rôle central dans le storytelling du « Printemps arabe ». Ce storytelling tend à survaloriser la jeunesse urbaine en la présentant comme l’héroïne du changement, tandis que le peuple est dépeint comme une masse unifiée et homogène. Pour Florian Alix, ce récit séduisant et uniformisé est réducteur, car il masque la complexité des forces sociales et politiques en jeu. Il analyse comment l’écrivaine déjoue, détourne et déconstruit les discours médiatiques en ancrant l’intrigue de son roman dans les réalités de la vie quotidienne, entre février et octobre 2011.
Les personnages choisis par la romancière n’adhèrent pas au modèle de la jeunesse tunisienne tant idéalisée par les médias. Sonia et Hakim illustrent la désunion de cette jeunesse. Leur couple est condamné à l’échec depuis la scène de baiser où Sonia vomit à cause du goût de dentifrice. La relation entre Sonia, une jeune femme issue de la classe moyenne qui participe aux manifestations révolutionnaires, et Hakim, un riche bourgeois représentant le capitalisme contemporain, est un mensonge opportuniste dépourvu d'amour, car cette jeune femme espère obtenir un visa Schengen pour quitter la Tunisie grâce au mariage. Son vœu de s’expatrier souligne, d’un côté, le désenchantement des jeunes et leur aspiration à fuir une révolution perçue comme stérile, et de l’autre, son incapacité à être la porte-parole du peuple, comme en témoigne son défaut d’élocution.
Abdallah est un autre personnage qui, selon Florian Alix, représente le renversement des figures héroïques. En raison des privilèges dont il a bénéficié sous l’ancien régime de Ben Ali, il se retrouve vendeur à la sauvette après la révolution. Mohamed Bouazizi, dont le suicide a mis fin au régime de Ben Ali, était lui aussi vendeur à la sauvette. C’est là que s’incarne le jeu de renversement : un bénéficiaire de l’ancien régime devient victime du nouveau, tandis qu’une victime de l’ancien régime devient le symbole de la révolution.
Jaafar, à son tour, a bénéficié de l’ancien régime, ce qui lui a valu une peine de prison, alors que le système corrompu, quant à lui, perdure.
Ces personnages, tels qu'ils sont présentés dans cet article, témoignent d'une continuité entre le passé du régime Ben Ali et le présent révolutionnaire, révélant ainsi le rôle des stigmates de l’ancien régime dans la construction sociale post-révolutionnaire. Cette continuité se manifeste notamment à travers Hechmi, un militant islamiste qui a subi la répression de la dictature de Ben Ali, en passant de nombreuses années éprouvantes en prison.
Parmi les personnages marginalisés qui ne participent pas directement à l’action politique et occupent une position subalterne, Florian Alix mentionne Anis et Latifa. Anis est un jeune homosexuel qui perturbe l’ordre social par son orientation sexuelle. Même si ce personnage n’est pas engagé dans la révolution et que la question de l’homosexualité est abordée de manière individuelle dans le récit, elle demeure une problématique liée à la politique, à la liberté et à la dignité. Quant à Latifa, elle est une prostituée vieillissante qui observe la société avec un regard lucide et distancié tout en incarnant une forme profonde d’exclusion sociale. À travers ces figures, Azza Filali donne une voix aux subalternes, aux individualités, à tous ceux que les récits de la révolution et les normes sociales ont souvent laissés de côté ou relégués en marge. Il s’agit d’une tentative de réhabilitation et de reconfiguration du discours officiel consacré à la révolution.
Le travail de déconstruction et de recréation des personnages démunis témoigne de la complexité sociale. En effet, Azza Filali adopte une narration plurifocale où le roman fait entendre successivement les points de vue de plusieurs personnages qui se croisent mais sans jamais se réunir. Les interactions entre eux sont inattendues et souvent surprenantes. Sonia, jeune révolutionnaire progressiste, tombe amoureuse de Si Larbi, un dirigeant islamiste. Par ailleurs, Hechmi, un autre islamiste, développe une relation avec Latifa, la prostituée, tandis que Zeineb, mère de famille, ressent une attirance troublante pour Latifa. Ces rencontres se tissent à travers les corps souffrants et les contacts physiques. Le corps devient alors un médium pour la mémoire et les émotions. Sonia est marquée par Si Larbi lorsqu’il la saisit pour la protéger durant une manifestation, laissant chez elle une empreinte presque obsessionnelle. Latifa et Hechmi, eux, se lient par la douleur du corps blessé : la jambe cassée de Hechmi à l’usine scelle leur rapprochement. Enfin, le contact entre Latifa et Zeineb repose sur des sensations olfactives comme le parfum qui éveille des émotions enfouies. Le rapport au corps devient essentiel : un geste protecteur, une blessure physique ou un parfum sont autant de points de rencontre, des liens qui se tissent dans la réalité tangible, loin de la virtualité des connexions modernes.
En conclusion, Florian Alix met en avant la démarche d’Azza Filali dans Les Intranquilles. Plutôt que de s’attarder sur l’avenir de la société tunisienne post-révolutionnaire ou de narrer l’histoire de ce mouvement, elle choisit de s’appuyer sur les réactions de ses personnages face à un monde en transformation. Elle dépasse les codes imposés par la médiatisation pour proposer une approche plus personnelle, mais aussi politique, avec une écriture caractérisée par l’inattendu et l’imprévu. En opposition aux liens virtuels des réseaux sociaux, elle valorise la singularité des corps et des êtres ancrés dans la réalité tangible. Le roman se présente comme une utopie discrète, où dépasser les clichés sociaux permet de retrouver la vérité des individus. Ainsi, Azza Filali donne à la littérature le rôle d’ouvrir une nouvelle manière d’éprouver le réel.